En cabinet d’avocats, l’ouverture d’une porte n’est pas une simple préférence personnelle. Elle incarne une culture de travail. Trop souvent fermée, elle freine la transmission et l’accessibilité ; toujours ouverte, elle nuit à la concentration. Alors, comment trouver le bon équilibre ? Ce sujet, en apparence anecdotique, façonne pourtant directement l’accessibilité des interlocuteurs, l’intégration des nouvelles recrues et la transmission des savoirs. Autant d’éléments à ne pas laisser au hasard lorsqu’on souhaite instaurer un environnement de travail réellement collaboratif. Car au bout du compte, une équipe qui sait communiquer, partager et transmettre sert toujours mieux ses clients. Parce qu’en cabinet d’avocats, même une porte peut faire une grande différence.
La porte.
En cabinet d’avocats, une porte n’est jamais anodine. Elle signale une posture, un message, une frontière qu’il faut savoir interpréter. Toujours lourde de sens. Elle peut être une invitation ou une barrière. Une ouverture ou un obstacle. Une main tendue ou un silence pesant.
Et pourtant, qui en parle vraiment ?
Personne ne l’explique clairement en intégrant un cabinet. Ce n’est pas décrit dans les manuels de déontologie. C’est un savoir implicite, qui s’apprend sur le tas, souvent au prix de quelques hésitations et maladresses.
Toute nouvelle recrue s’en rend compte dès ses premiers jours. Elle avance dans le couloir. Elle hésite devant le bureau de son interlocuteur. Elle serre son bloc-notes, ajuste sa tenue. Son cœur bat un peu plus vite qu’il ne le devrait pour un simple avis sur une recherche.
La porte est fermée.
Faut-il frapper ? Faut-il attendre ? Est-ce un moment opportun ?
Deux petits coups. Le temps s’étire. Un silence pesant.
Puis, une voix lointaine :
— Oui ?
Ouverture de la porte. Une fraction de seconde pour analyser l’expression de son interlocuteur. Fatigue ? Agacement ? Bienveillance ?
Par chance, il esquisse un sourire et prend le temps d’écouter.
Soulagement. Cette fois-ci, tout s’est bien passé.
Mais ce n’est pas toujours le cas.
Et c’est bien là que le problème commence.
L’angoisse de la jeune recrue : la peur de déranger
Celui qui vient poser une question ne dérange pas. Il travaille. Il apprend. Il s’intègre. Et pourtant, cette même phrase revient, encore et encore, comme un passage obligé :
— Je suis désolé de te déranger, mais…
Comme si le simple fait de solliciter un échange constituait une intrusion. Comme si demander un éclairage sur une question de droit, une stratégie ou une simple tournure de phrase, était une faute. Et pourtant, c’est bien souvent ce message que nous renvoyons, inconsciemment.
Non. Vouloir bien faire n’est pas une faute. Stagiaire, élève-avocat, junior, senior ou personnel administratif : chaque membre de l’équipe doit pouvoir interagir sans craindre de déranger. Il suffit de demander :
— Est-ce un bon moment ?
— Aurais-tu cinq minutes ?
— Serais-tu disponible pour faire un point ?
Mais il n’a pas à demander pardon.
Un junior qui pousse une porte ne le fait jamais sans une pointe d’hésitation. Il sait que l’associé ou l’avocat senior est occupé, peut-être sous pression. Pourtant, s’il se présente, c’est qu’il en a besoin.
Et pour le mentor qui a le privilège d’être consulté, c’est une marque de confiance, un signe de reconnaissance. Il doit s’en montrer digne, garder le sourire, ne pas envoyer balader son interlocuteur, même si c’est le pire moment, même s’il sort d’un call musclé avec un adversaire.
Si le moment est mal choisi, on prend quand même quelques secondes pour fixer un point à un moment plus opportun. Un rendez-vous dans l’agenda, même court, donne un signal fort : Ta question compte, on en parle sérieusement.
Parce que rien n’est plus frustrant qu’une recrue qui ose solliciter de l’aide une fois, reçoit une fin de non-recevoir, et n’ose plus jamais retenter l’expérience.
La porte fermée, ou l’art de se rendre inaccessible
La porte fermée, c’est la défiance ultime.
Un avocat enfermé dans son bureau, porte close, c’est un rempart bien réel. De l’autre côté, on hésite, on chuchote dans le couloir, on échange des regards interrogatifs :
— Il est là, mais de quelle humeur est-il ?
À force, les membres de l’équipe n’osent plus interférer, par peur de déranger. Ils renoncent. Ils finissent par se débrouiller seuls.
Ceux qui ferment systématiquement leur porte oublient une chose essentielle : ils se coupent de leur équipe. Ils se rendent inaccessibles.
Or, en cabinet, les échanges sont le moteur de l’apprentissage. On progresse en écoutant, en observant, en posant des questions, en partageant des idées et des expériences. Si chacun se retranche derrière une porte close, comment peut-on progresser collectivement ?
Bien sûr, il y a des moments où l’isolement est nécessaire : une conversation confidentielle, un besoin de concentration extrême sur une question technique, une deadline imminente. Si la porte est fermée, cela doit être pour une vraie raison. Mais jamais pour exclure. Jamais par habitude.
Le pire ?
L’alliance ultime de la porte fermée et de la culture du vouvoiement. C’est la combinaison parfaite de l’inaccessibilité. Un double rempart qui crée de la distance, fige les rapports hiérarchiques et coupe les échanges. Or, le métier d’avocat est un travail d’équipe.
Et à la fin, ce qui compte, c’est le client. Et un client est toujours mieux servi par une équipe qui sait communiquer, partager, transmettre.
La porte toujours ouverte, ou la pollution sonore délibérée
À l’inverse, il y a l’autre extrême : celui qui ne ferme jamais sa porte.
En apparence, c’est une belle intention. Accessible. Disponible. Ouvert au dialogue.
Mais en pratique, c’est un chaos organisé.
Car une porte systématiquement ouverte ne vient jamais seule. Elle s’accompagne de calls en haut-parleur, de discussions sans fin, de rires sonores après une bonne ou mauvaise blague. On entend tout. Absolument tout.
Et tout le monde devient auditeur involontaire de la vie de l’associé.
Les voisins, eux, tentent de se concentrer. En vain.
Résultat ? Ce sont les autres qui doivent s’adapter. Fermer leur propre porte pour préserver un semblant de tranquillité. Rehausser d’un cran le volume de leurs écouteurs pour masquer le bruit. Supporter, en silence.
On inverse ainsi l’équilibre souhaité : ce ne sont plus ceux qui ferment leur porte qui s’isolent, ce sont ceux qui recherchent le calme qui y sont contraints.
L’ouverture est une bonne chose, mais encore faut-il qu’elle soit maîtrisée. Elle ne doit pas être synonyme d’invasion sonore. Car être accessible ne signifie pas imposer sa présence à tous.
Moralité ? Une porte ouverte, oui, mais avec discernement.
Le bureau vide, ou l’indifférence coupable
Et puis, il y a une autre forme de négligence : l’absence permanente.
Celui toujours absent. Jamais là quand on a besoin de lui.
Une porte ouverte sur un bureau désespérément vide. Un décor figé, un espace inhabité qui finit par se transformer en salle de pause improvisée, tant son occupant ne l’investit jamais.
Pas de disponibilité. Pas de transmission. Pas de mentorat. Juste des apparitions ponctuelles.
Pour espérer un échange, il faut prendre rendez-vous, bloquer un créneau dans l’agenda et croiser les doigts pour qu’il soit honoré. Or, être associé, ce n’est pas seulement faire du business et facturer. C’est aussi un devoir : celui de rassurer, de guider, de faire grandir.
Ne jamais être là, en cabinet, ce n’est pas neutre. C’est un message lourd de sens. Un message de désintérêt, de distance, voire de mépris : Je n’ai pas de temps pour vous. Vous ne comptez pas. Je ne suis pas ici pour faire équipe.
Accomplir ses tâches ne suffit pas. Un avocat, aussi brillant soit-il, n’avancera jamais loin sans équipe. Un cabinet fonctionne comme un organisme vivant, où chaque membre joue un rôle essentiel au bon fonctionnement du collectif.
Et la communication ne se limite pas aux emails et aux calls sur des dossiers. Elle est aussi non verbale : un regard qui signifie qu’on a compris, une posture qui trahit une fatigue, ou un soupir qui en dit long sur une difficulté. Tout cela, celui qui est là le perçoit et s’y adapte.
Mais celui qui est absent se coupe de cet échange silencieux. Il s’exclut du groupe et, pire encore, prive les autres de son regard, de son soutien, de son expérience. Il passe à côté de ce qui fait la richesse d’une équipe : cette compréhension instinctive entre ceux qui se connaissent à force de travailler ensemble, cette capacité à comprendre sans un mot quand l’autre a besoin d’aide ou quand il faut serrer les rangs.
Être là, c’est déjà être utile. Ce n’est pas seulement remplir ses obligations. C’est faire partie de l’équipe, dans les bons moments comme dans les moments difficiles. C’est comprendre que parfois, il suffit d’être présent, derrière une porte ouverte, pour que les autres soient assurés qu’ils peuvent compter sur nous.
Une question de repères, pas de hasard
En tant qu’avocats, nous avons un devoir de transmission.
Accompagner la génération qui nous suit, créer un environnement propice à l’apprentissage et au travail collaboratif, c’est aussi ça, notre responsabilité.
Parce qu’une recrue qui vient solliciter un avis ne « dérange » pas et ne devrait jamais avoir à s’excuser d’avoir besoin d’un éclairage. Parce que dans un cabinet, on ne travaille pas chacun de son côté, mais en équipe.
Mais se rendre disponible ne signifie pas pour autant se résigner à être interrompu à tout instant. Il faut trouver le bon moment, savoir reconnaître quand l’autre est réceptif.
C’est pourquoi un cadre clair est indispensable.
Quand on y réfléchit, faudrait-il codifier une politique d’ouverture de la porte des bureaux ? Sans doute. Non pas pour imposer une contrainte rigide, mais pour créer un environnement lisible qui facilite l’intégration et les automatismes.
Posons, par exemple, une philosophie simple : la porte ouverte comme principe, mais avec discernement. Une Professional Door Etiquette comprise de tous.
Mais pour que cela fonctionne, encore faut-il que chacun joue le jeu et que les premiers intéressés montrent l’exemple. À chaque cabinet de définir ses codes et surtout, de les appliquer. Quitte à les afficher à l’entrée des bureaux.
Tout est question de nuance. Et dans un cabinet, même une porte peut faire une grande différence.
Un détail ?
Non. Un détail qui change tout.
La porte est un symbole de la manière dont nous travaillons, dont nous transmettons notre expérience, dont nous considérons les autres.
Réfléchir à cette question et ancrer des usages, c’est se donner les moyens de bien fonctionner en équipe.